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Irak : Betool Khedairi, romancière irakienne vivant en Jordanie, raconte la préparation du scrutin :
«Comment seront-ils prêts à temps?»

Par Betool KHEDAIRI
samedi 29 janvier 2005

 

Le premier roman de Betool Khedairi, Comme le ciel était proche, est en cours de traduction chez Gallimard. Son deuxième roman, l'Absent, a été publié en juillet en arabe.

ill y a un mois à Amman, j'ai été invitée à une réunion sur les élections en Irak afin que je transmette les informations aux Irakiennes que je connais en Jordanie. C'est l'Organisation internationale des migrations (OIM) qui est chargée d'organiser le vote par correspondance des Irakiens résidant à l'étranger. Dans la salle où se tenait la réunion, un slogan en arabe, en kurde et en anglais: «L'avenir de l'Irak a une voix : la vôtre !»

 

Un Nord-Africain, spécialiste des élections, nous a expliqué que le vote par correspondance serait possible dans 14 pays et que l'OIM pourrait gérer jusqu'à 1 million d'inscrits. Pour la seule Jordanie, l'objectif est d'attirer 200 000 électeurs. L'exercice est censé coûter 92 millions de dollars en frais de sécurité. Un monsieur d'un certain âge, assis à côté de moi, a murmuré : «Aucune mesure de sécurité ici. J'ai vu un groupe d'hommes entrer, saisir des matériaux publicitaires et disparaître. Dieu seul sait s'ils ont posé une bombe sous une table...»

 

Pas d'encre indélébile

Je me suis dit : «Super! Je peux voter pour la première fois de ma vie, à l'approche de la quarantaine !» Une femme a demandé : «Comment pourrez-vous empêcher les gens de voter deux fois ? Allez-vous tamponner nos mains à l'encre indélébile ?» A quoi il lui fut répondu : «Non, les votes seront enregistrés par ordinateur, c'est vous qui utiliserez de l'encre pour remplir les bulletins.» Un homme déçu a demandé : «Pourquoi n'y a-t-il pas un seul représentant de l'ambassade d'Irak? Ne peut-on pas tout simplement voter à l'ambassade?» On lui a répondu : «L'ambassade n'a rien à voir avec nous.» Une femme assise à ma table a dit à voix basse : «Je travaille à l'ambassade et il nous est interdit de nous immiscer dans cette procédure.»

 

Un homme à la peau sombre s'est levé : «Vous parlez d'une campagne de sensibilisation. Mais 80 % des Irakiens en Jordanie n'ont pas les moyens d'acheter des journaux. Les autres 20 % constituent l'élite, et sont dans cette salle. Dans la ville de Zarqa, par exemple, il y a 100 000 ouvriers irakiens. Qui va mener une campagne d'information dans ces endroits ? Ne gaspillez pas d'argent en publicité dans les journaux. Employez-le pour trouver des moyens d'atteindre les plus pauvres là où ils cherchent du travail, par exemple dans les gares routières.» Une organisatrice très blonde lui a répondu : «Nous allons faire passer l'information dans les supermarchés, les hôpitaux, les universités et d'autres lieux publics.» Avec son accent d'Europe de l'Est, elle a ajouté : «Nous vous prions aussi de la transmettre "de bouche à bouche" (elle voulait sans doute dire «de bouche à oreille»).» Là-dessus, un homme à l'air sérieux a dit : «La grande majorité des Irakiens en Jordanie ont un permis de séjour qui a expiré et sont dans l'illégalité. Ils seront peu enclins à prendre le risque de s'inscrire sur les listes électorales. Pouvez-vous garantir que les autorités jordaniennes ne vont pas participer à la vérification des papiers d'identité des électeurs irakiens?» L'organisatrice a répondu diplomatiquement: «Nous traiterons les informations recueillies avec discrétion.»

 Tant de tracas...

Reste la question des bureaux de vote : «Il devrait y en avoir 150. Leur localisation reste à déterminer. Ce n'est pas de notre faute, l'accord pour utiliser les bâtiments publics n'est pas encore signé avec les autorités jordaniennes.» J'ai griffonné : «Tant de tracas et il n'y a que 8 Irakiens dans les équipes chargées de l'organisation ! Ils veulent recruter 1 500 Irakiens. Il ne reste que 4 semaines ! Comment seront-ils prêts à temps?». Dernière question : «Votre organisation a-t-elle contacté la soi-disant "résistance irakienne" pour lui faire comprendre que les élections sont plus efficaces que les kamikazes ?» Dernière réponse : «Notre organisation ne traite qu'avec les Irakiens de l'extérieur de l'Irak. Nous n'avons aucune relation avec ceux de l'intérieur.»

 J'ai aperçu une petite fille d'environ 6 ans : joufflue, yeux ronds et brillants, cheveux châtains. Elle faisait des bulles avec son chewing-gum. Son regard errait dans la pièce, passant sur les motifs islamiques qui décoraient les murs et les lampes. Nos regards se sont croisés et nous avons échangé un sourire. Sur mon cahier, j'ai écrit: «Peut-être que, lorsque tu auras mon âge, tu pourras changer les choses.»

 

http://www.liberation.fr/page.php?Article=271682

 © Libération

 

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